Le Gujarat, au nord-est de l’Inde, est un état riche (de belles routes sont en construction) et moderne (nombreuses sont les femmes qui travaillent), ce malgré les phénomènes naturels dont il est régulièrement la victime : tremblements de terre, cyclones,… Il accueille moins de touristes que son voisin le Rajasthan. Pourtant de nombreuses minorités ethniques fascinantes y vivent.
Les Mirs par exemple sont une tribu nomade originaire du Rajasthan. On les rencontre sous une vingtaine de tentes de fortune noires à Desada, près du Little Rann, où ils ont élu domicile. Ces tentes sont constituées de bâtons en bois montés à même le sol pour soutenir couvertures, tôles et morceaux de plastique. L’intérieur, sommaire, présente des lits faits main, des lattes montées sur des bâtons, et de grandes marmites de métal dans lesquelles les femmes cuisinent. Ils n’ont pas d’animaux. Ils ne parlent que le rajahsthani. Les femmes, vêtues de saris colorés et parées de bijoux voyants en comparaison des autres femmes indiennes, s’occupent des enfants et vendent leurs bijoux fait main la journée, pendant que leurs hommes travaillent dans les champs, employés par les exploitants locaux.
C’est dans le Kutch, région du Gujarat frontalière avec le Pakistan, que sont établies certaines des communautés les plus talentueuses et originales en matière d’artisanat. Petit tour d’horizon des ethnies et de leurs modes de vie dans le sud du Kutch.
Le village de New Gorki a été construit après les destructions des maisons de Gorki dans le tremblement de terre de 2001. Les hébergements d’urgence, montés par le gouvernement pour loger les familles rescapées de la catastrophe, côtoient encore aujourd’hui les nouvelles maisons bétonnées, un peu comme la tradition côtoie la modernité dans ces villages, où chaque habitant possède son troupeau de chèvre et son propre téléphone portable ! Aujourd’hui New Gorki abrite deux communautés, les Rabaris et les Harijans, séparées par la route. Ils s’entendent bien. Par contre il est hors de question d’arranger des mariages intercommunautaires, m’explique le guide.
Si une jeune femme Rabari est en âge de se marier, elle est promise à un homme Rabari d’un autre village, qui se déplace avec toute sa famille dans la maison de sa future épouse pour célébrer les noces. Puis la femme s’en va vivre dans le village de son époux avec sa dot, principalement constituée de l’artisanat qu’elle aura elle-même fabriqué depuis ses 7 ans.
Mais revenons-en aux Rabaris de New Gorki. Des petites filles âgées de 10 à 12 ans étendent le linge et se coiffent. On est samedi et elles n’ont pas école. Mais elles suivent des cours à un 1km du village, tous enseignés en gujarati, la langue officielle de l’état, qui a le mérite de posséder une écriture. En effet, la majorité des villageois parlent le kutchi mais ne peuvent l’écrire, ce qui pose un problème en matière d’éducation. Seule la petite Mina, scolarisée dans une école privée, suit des cours d’anglais. Mais sa timidité extrême l’empêche de me montrer ce dont elle est capable, elle préfère se cacher dans les couvertures… Pendant que les petites jouent, les hommes coupent du bois et les femmes s’occupent des tâches ménagères ainsi que des vêtements de toute la famille, qu’elles brodent elles-mêmes à partir de tissus achetés en ville. Dans ces villages traditionnels, la parité n’existe pas : l’homme travaille et va à la ville, la femme nettoie et reste à la maison, et quand je raconte à mes consœurs que chez moi, c’est l’homme qui cuisine, elles éclatent de rire devant l’absurdité de la situation ! Abu Lalan, un vieil homme de plus de 70 ans, est « milkman », comprenez « livreur de lait ». Avec l’aide d’un apprenti, il promène et nourrit ses 50 vaches et buffles toute la journée, avant de les traire et de livrer leur lait tout frais aux habitants de Bhuj, la ville la plus proche, directement chez eux. Un métier qui a disparu depuis bien longtemps dans nos pays modernes ! Comme bon nombre de ses contemporains, le forgeron du village par exemple, il est parti dans ses jeunes années à Abu Dhabi, à Dubaï, alors que le pays nécessitait de la main d’œuvre pour ses constructions démesurées. Ce travail a permis à Abu Lalan d’envoyer un peu d’argent à sa famille. Il aime s’étendre sur cette expérience !
Il existe plusieurs sous-familles de Harijan, dont les Kutchi et les Marwar. Malwaï est une adorable grand-mère Harijan Kutchi de 70 ans. Elle a été promise à son mari alors qu’ils étaient tous les deux âgés de 3 ans et se sont mariés à l’âge de 20 ans. Le couple a quatre garçons, dont l’un vit à l’étranger, et 10 petits-enfants. La particularité de cette famille réside dans la broderie. Son mari et son petit-fils de 21 ans occupent tous les deux un métier à tisser où ils confectionnent avec dextérité des khatas et des sowls, couvertures traditionnelles dans lesquelles ils s’enroulent pour se protéger du froid. Les techniques de fabrication et le dessin des motifs, unique, sont transmis de père en fils, dès l’âge de 15 ans.
Toute la laine, de quoi fabriquer 22 sowls, est achetée 100 roupies, soit 1,5€. Toute la production est vendue aux magasins de la ville de Bhuj pour 100 roupies la pièce, soit un bénéfice de 2100 roupies, l’équivalent de 30€.
Ces pièces seront vendues 600 roupies aux particuliers. Aller à la ville ? Très peu pour Malwaï ! Quand son mari s’y rend elle ne l’accompagne pas. Elle préfère partager ses recettes de cuisine avec ses petites-filles, qui s’affairent à la tâche à l’extérieur de la maison. Il y a bien l’électricité mais pas de hotte dans les maisons des Harijan. Un petit coin a été aménagé sur la terrasse, de façon à ce que les fumées noires de la cuisson n’entrent pas dans la maison. Celle-ci est également conçue avec un minimum de fenêtres, de façons à ce que les rayons du soleil ne réchauffent pas l’atmosphère pendant la journée. L’intérieur de ces habitations aux murs de torchis est simple : des lits de lattes et quelques ustensiles de cuisine pendent au mur.
Je suis accueillie dans un autre village de Harijan, Marwar cette fois-ci. Les hommes sont spécialisés dans le travail du cuir de chameau (travailler le cuir de la vache est interdit, c’est un animal sacré !) et fabriquent des tongs à la main, tandis que les femmes brodent des vêtements, des tapisseries, des sacs, ornés de petits miroirs, un travail qui exige une précision et une dextérité hors norme ! La maîtresse de maison est ornée d’une multitude de bijoux de nez, d’oreille, un collier et des bracelets de cheville en métal ainsi que des bracelets en plastique sur toute la longueur de ses bras et de ses avant-bras.
Ces cadeaux lui ont été offerts par son époux lors de leur cérémonie de mariage et elle ne les a jamais quittés depuis !
Dans un autre village, je suis reçue par le manageur, un Jat, sur son lit de camp, bien à l’ombre sur la terrasse de sa maison. Les murs intérieurs des habitations de cette communauté ont pour particularité d’être décorés : ils portent des motifs faits d’un mélange de boue, de bouse de vache séchées et d’une multitude de petits miroirs. Contrairement aux autres communautés, hindouistes, les Jats sont musulmans. Ce sont les femmes qui brodent, dès l’âge de 10 ans, et le manageur, après avoir rassemblé leurs œuvres, vend toute cette production aux magasins de la ville. Il faut compter 300 roupies (4,3€) pour un sac.
Le long de notre route se succèdent des maisons toutes neuves plus grandes et plus belles les unes que les autres. Il s’agit des résidences des Patels, une communauté un peu particulière du Kutch, dont les membres ont fait fortune dans le commerce à l’étranger. Les enfants, devenus riches, envoient l’argent ainsi gagné à leurs parents qui construisent ces résidences. Elles constituent clairement un signe ostentatoire de richesse.
S’il n’est qu’un village, dans le Kutch du sud, pour montrer toute l’étendue du savoir-faire artisanal des familles qui l’habitent, c’est Nirona. Il rassemble à lui seul trois arts uniques, transmis de père en fils, depuis des générations. Les œuvres de ces trois familles ne sont commercialisées nulle part, il faut se déplacer à Nirona pour en faire l’acquisition.
La minutie nécessaire à l’art Rogan et la dextérité de ses protagonistes, même les plus jeunes, m’ont fortement impressionnée ! Il s’agit de peinture sur tissu, coton et soie, de quoi réaliser de magnifiques étoles, nappes, tapisseries, robes, jupes et sacs, tous uniques. Le procédé de fabrication de la peinture et la technique de réalisation des motifs sont pour le moins longs et ardus. La peinture nécessite de l’huile qui se transforme en gelée, mélangée à de l’eau et des pigments naturels. La pâte de couleur ainsi obtenue est appliquée en fines lignes sur le tissu à l’aide d’une aiguille qui la laisse couler. Rien qu’à observer Sahil, on devine quel niveau de dextérité requiert cette technique ! Le motif du cadre ainsi conçu, le tissu est ensuite plié en deux et pressé sur la peinture pour obtenir un dessin symétrique. Les motifs les plus petits sont rajoutés par la suite. Après chaque pose de couleur, le tissu sèche une journée au soleil. M. Kahtri m’assure que les motifs sont permanents, même après lavage.
L’art Rogan est transmis de père en fils dans la famille Khatri depuis 300 ans, mais aujourd’hui Abdul Gafoor Khatri et son frère, ses représentants les plus talentueux, enseignent leurs techniques familiales à des jeunes filles. Le jeune fils d’Abdul Gafoor, Sahil, qui fait les démonstrations aux clients, est très prometteur. Il n’apprend l’art Rogan que depuis trois ans et il a déjà gagné un prix artistique national !
La renommée de la famille tient dans la réalisation et la déclinaison de tapisseries représentant l’Arbre de Vie. Il faut trois semaines à deux mois pour réaliser une telle œuvre et compter 3000 roupies (43€) au minimum pour son acquisition, en fonction de sa taille. Mais la réalisation qui a permis à la famille Khatri de se distinguer en gagnant un prix décerné par le Premier Ministre de l’Inde en personne, c’est un magnifique sari qui a nécessité plus d’un an de travail !
On m’en a offert beaucoup d’argent (60.000 roupies), mais j’ai refusé l’offre. Aujourd’hui j’envisage plutôt de le vendre à un musée.
Quand on demande à l’intéressé s’il a des velléités d’expansion internationales, il répond qu’il est en négociation avec Santa Fé aux Etats-Unis, pour une commercialisation courant 2014.
Parmi les autres artisans uniques du village de Nirona, citons la famille Luhar de Copper Bell, dont le concert de cloches est un enchantement pour le visiteur ! Dans les 4 petits murs de torchis qui leur servent à la fois de boutique, d’atelier de fabrication et de démonstration, ces artistes présentent mobiles et xylophones de cloches de tailles différentes, qu’ils font tinter pour votre plus grand plaisir. Le procédé de fabrication répond à un processus bien précis. La cloche est d’abord confectionnée à partir de trois parties en métal. Elle est ensuite recouverte de poudre de cuivre et de laiton, puis d’une crêpe (chapati) d’argile et de coton avant d’être enfournée pendant 20 minutes. C’est cette étape qui confère à la cloche son tintinnement chaleureux.
Enfin les membres de la famille Vadha n’ont pas développé que l’habileté de leurs mains, mais celle de leurs pieds également ! Leur spécialité : les motifs sur bois laqué. A l’aide d’un support en bois, d’un arc et d’un fil de laine qui servent à faire tourner le morceau de bois à façonner, ils manipulent des spatules de différentes tailles à l’aide de leurs doigts de pieds. Puis ils appliquent la couleur sur le morceau ainsi taillé, et laquent le bois à l’aide d’un chiffon dans une technique qui requiert de bons yeux et beaucoup de minutie. Ils réalisent ainsi pour votre plus grand plaisir des ustensiles de cuisine, comme des spatules et des rouleaux à chapatis, des toupies et des boîtes au design coloré unique.
M. Jehti est de la caste des brahmanes, issu d’une famille de lutteurs adorés par l’ancien Maharaja. Il est surtout conservateur du musée de l’Aina Mahal à Bhuj depuis 1991, et si passionné par l’histoire et les ethnies de sa région qu’il a écrit un livre sur le Kutch. Il réalise également des tours sur mesure pour les visiteurs, conduits par des guides / chauffeurs qu’il forme lui-même.
Comment avez-vous pris contact avec tous ces villageois ? Pourquoi vous apprécient-ils au point d’ouvrir chaleureusement leur maison aux visiteurs que vous leur envoyez ?
Tous les ans, au mois de janvier, j’invite quelques artisans des villages ethniques au musée de l’Aina Mahal. C’est l’occasion pour eux de réaliser des démonstrations de leur art et de vendre quelques pièces aux touristes. Je fais ce métier depuis plus de 20 ans, vous pouvez aller dans les villages et parler de moi, tout le monde me connaît !
Vous m’avez conseillé les villages situés au sud de Bhuj, pourquoi pas ceux du nord ?
Les villages du nord ne sont spécialisés qu’en broderies sur textile, mais leur art est particulièrement fin. Ils sont extrêmement connus et développés aujourd’hui à cause du tourisme. Ils sont devenus avares. Ils ne prennent plus le temps de parler aux visiteurs et d’échanger sur leur mode de vie ou les techniques de fabrication de leur artisanat. Ils ne pensent qu’à vendre leurs œuvres. Ils en harcèlent même les touristes et sont vexés quand ces derniers refusent de leur acheter quoi que ce soit ! Ils sont également soutenus par des ONG qui revendent leur artisanat à l’étranger. Les villages du sud sont préservés du tourisme et particulièrement bienveillants à l’égard de leurs visiteurs. Oui, ils vous présenteront quelques pièces à l’achat. Mais si vous n’achetez pas, ils ne vous en tiendront pas rigueur. Je n’ai pas localisé ces villages sur la carte de mon livre, justement pour les préserver du tourisme de masse.
Les nouvelles générations des ethnies vont à l’école. Elles découvrent qu’il y a d’autres sujets d’intérêt possible que l’art traditionnel qui se perpétue dans leurs familles de père en fils ou de mère en fille. Comment font les familles pour retenir leurs enfants et perpétuer leurs traditions ?
L’éducation a ses bons et ses mauvais côtés. Les artisans actuels ne connaissent que le travail manuel, ils ne savent pour la plupart ni lire, ni écrire. A l’école, leurs enfants apprennent l’anglais, la comptabilité, le marketing, l’informatique, des matières qui leur serviront à développer et rendre pérennes les activités artisanales de leurs parents ! Malheureusement de plus en plus de jeunes sont tentés de rejoindre les grandes villes au lieu de perpétuer les métiers manuels difficiles dont sont experts leurs parents. On envisage que d’ici 10 ans seuls 20% des enfants continueront à préserver l’art traditionnel de leur famille. Nous allons expérimenter ce que les pays occidentaux ont vécu avant nous. Heureusement notre société est empreinte de fortes valeurs religieuses et d’un attachement à la famille qui permettra peut-être de ralentir l’exode des jeunes ?
Espérons-le, car ce que j’ai pu admirer dans le Kutch me laisse imaginer tout le savoir-faire que nous avons déjà perdu dans nos contrées développées. Peut-être que l’attrait des touristes pour ces arts, une fois qu’ils auront été communiqués aux intéressés grâce à l’éducation des enfants, aura pour une fois un impact positif sur le développement de ces régions et le maintien de leur culture ?
2 Comments
Je vais rêver de toutes ces beautés toute la nuit.
Quelle chance tu as de les côtoyer.
Attendez de voir l’article sur les adivasi (tribus primitives) aux alentours de Koraput en Orissa (une des régions les moins touristiques de l’Inde)! Je n’imaginais pas trouver en Inde des paysages aussi boisés, des lieux aussi calmes, des gens aussi chaleureux!