Sérieux ? On peut vraiment visiter les townships sans guide ? C’est pas dangereux ?

Laetitia et Olivier me regardent d’un air désolé. Malgré mes 8 mois de vie à Cape Town, il me reste encore des clichés de touriste européen.

Ben oui ! A partir du moment où tu ne t’y aventures pas la nuit. Il y a un restaurant à Gugulethu, le Guga S’Thebe Art Center à Langa, tu peux regarder les événements qui s’y organisent et t’y rendre sans problème.

Le soir même, je planifie mon week-end township. Pure coïncidence, un ami de Mailissa organise un dîner dans les shacks (abris en tôle) de Khayelitsha le lendemain soir. Son objectif est de tomber les barrières entre habitants des townships et Capetoniens des quartiers aisés afin d’échanger sur les habitudes de vie en général et sur les projets susceptibles de développer ces quartiers pauvres. Les townships se sont développés suite aux mouvements de population durant l’apartheid, qui ont vu les noirs et les coloured se faire exiler par les blancs dans des villes éloignées des quartiers aisés du centre. Afin de ne pas dépenser le peu d’argent gagné dans les moyens de transport pour rejoindre la capitale, les laissés-pour-compte ont commencé à construire des habitations de fortune en tôle à proximité de leurs lieux de travail, ce qui a donné naissance à de véritables villes insalubres où les gangs règnent en maîtres. Les noms de Khayelitsha, Gugulethu, Mitchells Plain, Langa, Nyanga font trembler les habitants du Cap et ce n’est pas pour rien : si Cape Town a été élue la ville la plus dangereuse d’Afrique (9ème au classement mondial) avec un taux de 65 homicides pour 100000 habitants (vs 50 en 2014), c’est parce que les Cape Flats, qui rassemblent la majorité de ces townships, concentrent également la majorité des crimes (Pour comparer, Caracas au Venezuela atteint 120 homicides pour 100000 habitants).

Mailissa nous ayant rassurées sur la sécurité et l’organisation des lieux, Blandine et moi nous rendons à Khayelitsha. Difficile de trouver Kwezi Park dans ces dédales d’habitations de tôle, sans nom de rue ni numéro. Les habitants eux-mêmes ne savent pas nous guider. Le soleil débute sa descente et le ciel se colore de nuages rosés. Nous nous arrêtons à une station essence pour demander notre chemin après avoir parcouru le township au petit bonheur la chance. Le pompiste s’exprime dans un anglais correct avec un accent bien de chez lui :

You exit the station, then turn right, then on the other side of the bridge you go strrrrrrrrrrrraight, then…

Blandine ne peut s’empêcher de ricaner tandis que je hoche la tête pour faire semblant de suivre les indications du pompiste, quand leur longueur et leur complexité me font de plus en plus douter du succès de notre entreprise. Lorsqu’il me demande de répéter ce qu’il vient de dire et que je réponds à côté, Blandine et moi n’avons pas besoin de nous concerter pour décider de lâcher l’affaire : on prend la direction de Cape Town, si on tombe dessus par hasard, tant mieux, notre vie compte néanmoins plus que le dîner à nos yeux. Et le soleil n’arrête pas sa course…

Voilà que la chance nous sourit : à travers les barrières blanches sur le côté de la route nous découvrons un grand terrain où se garent de nombreuses voitures et quelques mètres plus loin un panneau indique Kwezi Park ! Nous prenons la première route sur la droite pour rejoindre le lieu de la dernière chance et tombons dans un cul-de-sac… il fait à présent totalement nuit et cinq hommes marchent dans notre direction… J’effectue le demi-tour le plus rapide de ma vie et avec Blandine nous décidons de rentrer immédiatement.

Il y a 3 possibilités de sortir des Cape Flats : la voie rapide par le nord ou le sud, et la traversée complète par l’ouest. Bien sûr nous ne prendrons connaissance des 2 premières que le lendemain… Nous traversons donc TOUS les townships… de nuit… L’ambiance dans la voiture est à l’humour, même s’il est teinté d’une certaine tension… A un croisement, un panneau indique Gugulethu sur la gauche et Khayelitsha sur la droite. Blandine :

On prend quelle direction ? Le crime ou le viol ? Viens on se prend en photo devant le panneau !

Comme à Cape Town, les résidents des townships traversent n’importe où. Il fait nuit et l’absence d’éclairage rend la visibilité difficile. Bien sûr, Khayelitsha, Gugulethu ou Mitchells Plain sont bien les derniers endroits où l’on a envie d’écraser un passant par inadvertance, ou d’avoir un accrochage. Pour rajouter un peu d’adrénaline à l’entreprise, la jauge d’essence de la voiture est dans le rouge ! Heureusement nous rejoignons la N2 sans trouble.

Le lendemain après-midi, c’est avec Simon, Sud-Africain, et Sabrina, Anglaise, que je me rends à Langa pour assister au premier Ikasi Experience Market organisé au centre Guga S’Thebe. Au programme, concert et alcool. A peine arrivés dans le township, un bruit sourd sur la voiture… Mes compagnons de route pensent immédiatement à une crevaison, je sais qu’il s’agit en fait du plastique noir qui protège le capot, puisque, abimé, il s’est déjà détaché plusieurs fois et le bruit résulte probablement de son frottement sur le sol. Bien sûr, le township de Langa est le dernier endroit où l’on a envie de réparer un problème mécanique…

Je m’arrête immédiatement sur le trottoir, nous sortons du véhicule pour évaluer les dégâts, quand 4 hommes armés de couteaux à cran s’avancent vers nous…

Ne vous inquiétez pas, on veut juste vous aider !

Effectivement, sans hésiter, ils se jettent sous la voiture et commencent à lacérer le plastique, qui leur résiste bien pendant 15 minutes. Une fois leur travail terminé, Sabrina et moi reprenons place dans la voiture tandis que Simon offre quelques billets à l’un de nos sauveurs. Nous le voyons ensuite détaler en direction d’une cabane, accompagné des autres hommes. Il nous rejoindra quelques minutes plus tard, sain et sauf, et nous expliquera qu’il a donné de l’argent à celui des réparateurs qui a le moins mis la main à la pâte et qui s’est sauvé sans même partager la récompense avec les autres !

Panne à Langa

La conclusion de cette histoire ? Heureusement que le plastique noir ne nous a pas lâchés la veille au soir !