Alors que je lis les panneaux informatifs du Musée du District 6 situé à Cape Town, je suis littéralement attirée par le charisme improbable d’un vieux monsieur qui, assis sur un petit banc rouge, dispense un cours magistral à une vingtaine d’étudiants sud-africains tout ouïs (un samedi matin ???), qu’il a fait asseoir par terre. Son chéchia rouge sur la tête, il est sans conteste musulman et a des talents d’orateur hors du commun. Mais que raconte-t-il ? Sa vie… ou comment il a vécu l’apartheid en tant que « coloured » et plus précisément son expulsion du District 6 où il habitait avec toute sa famille, le jour où le gouvernement a annoncé officiellement que ce quartier appartiendrait désormais aux blancs.
C’est avec humour qu’il se présente :
Je suis le petit-fils d’un Indien et d’une Ecossaise, émigrés dans les années 1920. Mon grand-père avait 4 femmes ! Ma grand-mère était la première d’entre elles et elle a eu 11 enfants, dont mon père. En tout, mon grand-père a eu 30 enfants ! Devinez combien j’avais de cousins directs dans le quartier ? Vous n’avez pas d’idée ? Et bien j’en avais 400 ! Aujourd’hui j’ai 71 ans, je suis né et j’ai vécu jusqu’à 26 ans dans le District 6, avant d’en être expulsé. Les Etats-Unis ont connu ce clivage blancs-noirs, qu’ils ont appelé ségrégation. En Afrique du Sud, on appelle ce phénomène apartheid.
Puis il décrit sa vie d’enfant et de jeune adulte dans le District 6 :
La force du District 6, c’était son aspect cosmopolite. Toutes les communautés d’immigrés y vivaient en harmonie, quelle que soit leur religion : hindous, chrétiens, musulmans, juifs,… Oh, le quartier était laissé à l’abandon par le gouvernement depuis des années et était devenu le repère de nombreux bandits, normal quand on vit au milieu de gens pauvres et entassés. Mais ses rues étaient pleines de vie et nous étions heureux !
Du jour au lendemain, sa vie bascule :
C’était le 11 février 1966, un jour comme un autre. Alors que les enfants allaient à l’école et les adultes au travail, nous avons vu des affiches collées au mur, qui indiquaient que le District 6 devenait une zone pour les blancs et que le quartier allait être rasé. Personne ne nous avait informés ! Des gens sont morts à cause du choc… Beaucoup d’étudiants me demandent pourquoi on ne s’est pas rebellés. On ne pouvait pas résister, on serait allés en prison. Regardez ce qu’ils ont fait à Mandela !
En 1968, les habitants ont tenté d’arrêter les premiers bulldozers en se couchant sur la route, mais ce signe de protestation n’a pas pour autant freiné la démolition. Cet événement a marqué non seulement les résidents du quartier, mais également tous ceux de Cape Town : le District 6 en était le cœur et on l’a arraché.
Tous les habitants ont été envoyés dans des banlieues de Cape Town. Ces banlieues étaient organisées par communautés, les « coloured » dans certaines villes, les noirs dans d’autres. Beaucoup de familles ont été séparées. Il suffisait qu’un noir soit marié à une Indienne par exemple, pour que l’homme soit transféré dans une ville destinée aux noirs, alors que l’Indienne et leurs enfants étaient mutés dans un quartier réservé aux « coloured ». Ma famille et moi avons été déplacés à Athlone.
Ces déménagements forcés ont été difficiles à vivre pour la population, qui représentait 60000 personnes, rien qu’au District 6. Non seulement déracinait-on des familles entières de leur foyer, mais on les coupait de leurs voisins, parfois d’une partie de leur famille, et vivre loin du centre de Cape Town rendait leur vie plus onéreuse : déjà très mal rémunérés par des métiers souvent précaires, ils se sont trouvés, du jour au lendemain, à voir la moitié de leur paie engloutie dans les frais de transports. C’est comme ça que sont nés les townships : les citadins devenus banlieusards ou ruraux par obligation ont commencé à construire des maisons en tôle de fortune pour vivre plus près des lieux de travail et économiser sur les frais de transport. Le gouvernement avait beau raser ces taudis, ils repoussaient de plus belle, la volonté des pauvres de survivre étant la plus forte.
Ces déportés n’ont jamais considéré leur nouveau cadre de vie comme leur maison. Noor veut raconter une histoire qui figure dans le livre qu’il a écrit sur sa vie et invite l’une des adolescentes à s’asseoir à côté de lui et à lire le passage en question :
Quand j’habitais dans ma maison du District 6, j’avais des pigeons. En déménageant, bien que n’emportant dans ma Coccinelle déjà bien chargée que le strict nécessaire, j’ai également emmené mes pigeons et je les ai installés dans ma nouvelle maison, à Athlone. Après quelques mois, je les ai relâchés. Les pigeons sont connus pour avoir cette capacité à revenir chez eux. Le soir, quand je suis rentré, j’ai demandé à ma femme si les oiseaux étaient revenus. Aucun d’entre eux, m’a-t-elle répondu. Quand je partais travailler, je faisais parfois un détour vers le District 6 pour voir comment avançaient les travaux. Ce matin-là, j’y ai vu tous mes pigeons agglutinés sur le terrain désert qui avait été celui de ma maison autrefois.
Noor reprend la parole :
Un jour que je me promenais avec mon fils, il a eu envie de faire pipi. Les seules toilettes à proximité étaient réservées aux blancs. Comment expliquer à un garçon de 2 ans qu’il y avait bien des toilettes disponibles, mais qu’il n’avait pas le droit d’y aller ? J’ai donc descendu son pantalon et lui ai ordonné d’uriner sur le trottoir. Heureusement que les policiers ne faisaient pas de ronde à ce moment-là, sinon ils m’auraient emprisonnés.
Les emprisonnements étaient légion en ce temps là. Dans les années 70, tous les Sud-Africains possédaient une carte d’identité avec leur couleur de peau stipulée : noir, blanc ou « coloured ». Si un noir ou un « coloured » se baladait sans ses papiers et qu’il était contrôlé, il finissait irrévocablement en prison. Toutes les communautés en étaient effrayées.
Qu’est devenu le District 6 ? Rien. Il semblerait que les autorités n’aient pas eu à cœur de détruire les mosquées et les églises. Ce sont les seuls bâtiments qui subsistent aujourd’hui, sur des terrains envahis par les mauvaises herbes, dont la vue surprend encore plus de la route qui la surplombe : un coin de verdure en plein centre d’une ville bétonnée et grouillante. Noor, comme beaucoup d’autres exilés du District 6, rêve de réintégrer sa communauté, sa maison comme il l’appelle. Les démarches sont longues car il s’agit pour ses anciens résidents de prouver que ce quartier les a vus naître. Et combien même l’administration sud-africaine rendrait justice à ces habitants avant leur mort, qui dit que ce qu’ils y trouveraient leur rendraient leur bonheur volé ?
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Entrée : 30 rands / adulte, 15 rands / enfant
Le saviez-vous ? Pour décider si un métis était blanc ou noir, on mettait un peigne dans ses cheveux. S’il était impossible de le coiffer parce que ses cheveux étaient crépus, il était caractérisé comme étant noir.
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