Alexander est originaire de Moscou. Avec ses vêtements amples et colorés, ses cheveux longs, sa barbe, son pendentif représentant Bouddha, difficile d’imaginer que ce jeune homme est en fait un médecin spécialisé dans l’hygiène et la santé ! On est donc en droit de se demander ce qu’il fait en Inde, peut-être le pays au monde qui respecte le moins ces principes de base… En fait, Alexander a d’abord pris de vraies vacances en Thaïlande. Un soir il rencontre une femme dans un restaurant : elle est Thaïlandaise, travaille pour une grande compagnie internationale, le restaurant lui appartient et elle s’occupe en plus de remettre des adolescents difficiles dans le droit chemin. Alexander est subjugué par cette femme d’une grande sagesse, et elle comprend immédiatement qu’il est à la recherche de quelque chose.

Tu as commencé tes recherches par la compréhension du corps avec tes études de médecine, et c’est un bon début, mais ça ne t’a pas suffi. Il est temps de comprendre qui tu es par l’introspection.

Elle lui conseille donc de se rendre à Rishikesh en Inde pour y suivre les enseignements des gourous, de Mooji en particulier.

Rishikesh est une ville ovni en Inde. Séparée en deux par le Gange, et donc ville sacrée pour les hindous, on y croise surtout des occidentaux baba cool qui flânent dans les rues sans but. Comme McLeod Ganj, ce n’est pas une ville qui se visite, mais qui se vit.

Qu’est-ce qu’un ashram ? C’est à la fois un ermitage retiré dans la nature où le sage vit en paix loin de l’agitation du monde, et un lieu où les adeptes séjournent pour suivre l’enseignement de leur gourou.

Inde Rishikesh MoojiL’ashram où exerce Mooji est particulièrement difficile à trouver. Sa cour invite au calme et à la sérénité avec ses arbres et les adeptes qui vous accueillent. Il se dégage de ces derniers une énergie si positive, libérée de la moindre once d’agressivité, que ça les rend à la fois inoffensifs et un peu naïfs. Leurs gestes sont lents et doux, ils ne se départissent jamais de leur sourire heureux, voire niais. A l’intérieur du hall, séparé en deux par une cloison, des adeptes pratiquent le yoga ou la méditation. D’autres portent des pancartes « silence » ou « take off your shoes ». Oui, il est interdit de parler, boire et fumer dans un ashram sérieux. De l’autre côté de la cloison, des centaines d’adeptes (il semblerait que les communautés les plus représentatives soient les Russes et les Américains) sont assis sur des chaises ou en tailleur à même le sol sur des tapis. Ils attendent l’arrivée de leur gourou dans ce cadre calme et lumineux. Sur une estrade flanquée de plantes vertes et d’une statue de Bouddha, un fauteuil blanc, presque un trône, attend que Mooji daigne s’asseoir. Ce dernier, un vieux Jamaïcain barbu, se prépare lentement, dans un silence religieux, à donner son satsang.

Qu’est-ce qu’un satsang ? Littéralement, il s’agit d’un « rendez-vous avec la vérité ». Concrètement, il s’agit d’une séance de questions-réponses entre les adeptes et leur gourou.

Mooji a une idée très claire du rôle qui lui incombe :

Je ne veux pas que quiconque me considère comme son gourou. Vous devez porter toute votre attention sur vous uniquement. Vous devez vous libérer de la main mise de votre esprit pour plonger plus profondément dans la conscience de soi. L’esprit n’est pas une entité propre, il ne peut pas vivre sans vous. De même que la lumière de la lune vient du soleil, l’esprit n’a pas de lumière en soi, il réfléchit la lumière du cœur. Il y a toujours cette dynamique en nous : une partie de soi veut aller d’un côté, l’autre désire partir à l’opposé. Dès que l’être pointe dans une seule direction, vers une seule vérité, il y a résistance de l’esprit. On a besoin d’un guide qui rassure sur les étapes de la libération : au début de la méditation, on ne peut pas être calme, les pensées se bousculent, il y a un brouhaha de l’esprit. Mais ce bruit s’en va au fur et à mesure des séances. C’est parce qu’au départ il y a une résistance inconsciente à la vérité au moment même où l’on s’éveille.

Mooji nous cite l’exemple d’une femme qui a assisté à une retraite de 7 jours avec lui. Suite à un satsang qui avait pour sujet la guerre, cette femme a voulu s’en aller prématurément parce qu’elle n’était pas capable de faire face à la réalité que constituaient les conflits dans le monde.

L’esprit ne peut rien décider pour vous. Les pensées peuvent devenir très fortes, mais c’est son « soi » qui prend les décisions au final.

Et sa philosophie est claire :

Une balance peut peser de nombreux objets, mais elle ne peut pas se peser elle-même. Les yeux peuvent regarder nombre de choses, mais ils ne peuvent pas se voir eux-mêmes. On ne peut pas se voir soi-même, on ne peut que voir DE soi-même.

Les enseignements de Mooji, et il en va probablement de même pour ses pairs, s’adressent à mes yeux à deux catégories de personnes. La première rassemble des adeptes à la recherche de qui ils sont, comme Alexander qui a fini d’explorer le corps et peut maintenant se consacrer à l’exploration de son être. Ceux-là considèrent les gourous comme des guides spirituels de leur introspection. L’autre catégorie est constituée de paumés, traumatisés par un événement de leur passé, dont ils cherchent désespérément à se débarrasser pour atteindre le bonheur. Ils ne cherchent pas la réponse en eux mais dans les enseignements de leurs gourous qu’ils ont tendance à prendre pour la vérité absolue sans même les questionner.

Trois des cinq intervenants qui prendront le micro ce jour appartiennent à cette deuxième catégorie de personnes. Un Indien annonce à Mooji qu’il est prêt à passer à l’étape suivante, que son cœur est à présent vide, comprenez « libéré de ses démons ». Pourtant l’émotion le submerge, il se met à pleurer. Visiblement, il se fourvoie : il n’a fait le deuil ni de son licenciement, ni du départ de sa femme ! Mooji l’invite à le rejoindre sur l’estrade. L’adepte se prosterne longtemps à ses pieds, avant de prendre place sur un tabouret à côté de son maître. Ce dernier lui fait comprendre qu’il n’est pas prêt :

Tu me demandes quelle est la prochaine étape. Seul le moment présent est important. Regarde à l’intérieur de toi et toutes ces questions finiront par décamper. Celui qui commence à se poser des questions ne finira jamais de se poser des questions, mais ses questions finiront par l’achever. Ce n’est pas grave si on ne sait pas quoi faire, l’important c’est de savoir qui on est.

Après l’Indien, c’est au tour d’une Russe de présumer de ses forces et de rejoindre son gourou sur l’estrade. Elle est persuadée que quelque chose a changé en elle, elle a envie de crier au monde entier qu’elle est libre. Pourtant elle est certaine que le sort s’acharne contre elle, la perte d’un proche semble toujours l’affecter. Mooji la rassure :

Oublie le passé, ce qui importe, c’est le présent. Passe du présent à la présence, de la personne à la présence. Nous aimons prolonger la présence d’un être absent. Il faut en faire abstraction, personne n’observe et il n’y a personne à observer.

A ce moment, un adepte dans les premiers rangs semble faire un malaise. Mooji se détourne de la Russe pour se préoccuper de ce fidèle :

Ne t’identifie à rien. Reste juste dans la position que je t’ai montrée.

C’est au tour d’une Américaine de prendre le micro. Elle est convaincue de ne servir à rien et veut se suicider. Mooji lui fait comprendre qu’elle va se développer petit à petit comme une fleur :

Ne tatoue jamais sur ton corps ce que tu ressens : les tatouages restent, les sentiments changent. Le temps passe, mais contrairement à lui, tu es témoin de son passage, toi tu ne passes pas.

Apeurée à l’idée que Mooji ne voie que « pure méchanceté » en elle, elle n’ose pas l’approcher. A l’invitation du gourou, elle finit par monter sur l’estrade et, à ses genoux, lui rend son câlin. Le satsang touche à sa fin, mais avant de nous quitter, Mooji tient à partager avec nous quelques instants de méditation. Alors que presque tous les participants se retrouvent sur le sol dans la position du lotus, les yeux fermés, le gourou apporte ses conseils par des phrases courtes, de sa voix chaleureuse :

Mets-toi à l’aise. Ne pense ni au passé, ni au futur, il n’y en a pas. Ressens ce qui se passe à l’extérieur de toi mais ne t’identifie pas à ce que tu ressens. Concentre-toi sur toi-même. Tu n’attends rien, tu es complet, ici et maintenant. Tu n’as besoin de rien de plus que ce que tu es. Tu ne viens de nulle part, tu ne vas nulle part. La paix s’empare de toi, tu ressens de la joie. Des sensations peuvent te parcourir, ne les accepte pas, ne les chasse pas non plus, mais ne te combine pas à elles. Ne ressens que toi. Rien n’arrive. Tu es simplement ici. Aucune imagination n’est requise. Des images vont t’apparaître. Laisse-les aller et venir. Prends conscience de ce silence : ce n’est pas une attente, il existe en tant que tel. Le silence n’est pas une pratique, c’est le parfum de l’état « d’être ». Reste plutôt avec le sentiment « d’être » qu’avec la pensée « d’être ».

Au cours de cette méditation, une adepte fait une crise de panique, entre en transe ou a un orgasme, je ne sais pas trop… Toujours est-il que ça se passe dans l’indifférence générale ! Pour clore le satsang, une jeune fille monte sur l’estrade avec sa guitare, et après s’être agenouillée devant son maître et lui avoir touché les pieds, elle entonne une chanson sur la vie qui ne va nulle part.

Inde Rishikesh Mooji câlinA sa sortie, les adeptes se rassemblent sur le chemin de leur gourou, espérant une poignée de main, un sourire, un salut, voire un câlin. Je reste en retrait pour permettre à ceux qui en ont besoin de profiter du contact de leur maître. On m’a dit qu’une énergie positive inqualifiable se dégageait d’eux lors de ces contacts physiques. Bien sûr, ce genre de manifestation figure aussi d’opération commerciale : images, cartes postales, livres, DVD à l’effigie du gourou sont en vente pour des prix résolument pas « indiens » !

Une question me taraude alors… Est-ce que tous les gourous bénéficient de la même dévotion de la part de ses adeptes ?  La réponse est non ! Dans un cadre à la fois plus classe et plus sobre, la petite salle de réunion d’un hôtel de Rishikesh baignée de lumière, Radha Nicholson est sur le point de donner un satsang. Une dizaine d’adeptes a répondu présent. Ils sont assis sur des tapis et des coussins à même le sol, tandis que Radha siège en toute simplicité sur un matelas. Aujourd’hui psychologue en Australie, elle est tombée dans la science de l’introspection lorsqu’elle était jeune, au cours d’un voyage en Inde. Après des années d’étude du bouddhisme et d’introspection auprès de différents professeurs, elle est poussée par l’un d’entre eux à débuter son propre enseignement. Cette invitation est un honneur qu’elle a pourtant refusé au départ. Après avoir changé d’avis, elle s’est engagée auprès de son professeur à enseigner à son tour, jusqu’à son dernier souffle.

Le satsang de Radha débute par une demi-heure de méditation, pendant laquelle elle nous exhorte à nous asseoir AVEC la liberté au lieu de la rechercher, à faire un tout de la poitrine qui se soulève et de la personne qui regarde la poitrine se soulever. Radha s’exprime lentement, d’une voix douce qui tranche avec le son chaleureux de la voix de Mooji. Elle baisse la tête, fait des pauses régulières, sans jamais se départir de son sourire. Son discours, empreint d’enseignements bouddhiques, est plus psychologique et moins philosophique que celui de Mooji.

Voir la vérité, c’est réaliser la réalité totale et entière. La connaissance requise n’est pas celle de l’esprit. La vérité, c’est celle qui ne nous trompe pas. Nous regardons le monde à travers l’esprit qui mesure et évalue. Pourtant il y a une autre façon de regarder. Nous devons lâcher prise sur l’idée que nous nous faisons de nous-mêmes, du monde. Le « moi » construit est limité par sa propre nature. Nous savons que nous avons découvert la vérité lorsqu’elle libère.

Pourtant, nous ne sommes pas toujours capables de regarder la vérité en face. Radha nous donne l’exemple de l’un de ses patients, un Australien atteint d’un cancer. Les médecins continuaient de lui laisser l’espoir d’une guérison en variant les traitements. A l’écoute de son histoire, Radha lui demande :

Es-tu capable de regarder ta propre mort en face, maintenant ?

Après l’avoir traitée de folle, son patient a fini par se laisser convaincre. Il a annoncé son décès proche à sa famille, s’est rendu compte qu’il n’avait pas donné assez d’amour à son entourage et a tenté de se rattraper, il s’est occupé de régler ses affaires. Il était heureux.

Mieux vaut accepter les mauvaises nouvelles de la vie, elles nous permettent de vivre pleinement.

Les adeptes de Radha semblent se battre contre des peurs qui les inhibent, comme cette Allemande qui refuse que quiconque s’approche de son balcon, « son espace », parce qu’elle a peur des gens. Ou cette jeune fille qui a peur de ne pas être à la hauteur.

La peur implique qu’il y a une vision de soi séparée de soi. C’est une erreur de l’esprit.

Radha cite les enseignements de Bouddha. Assis sous un arbre et menacé par des animaux sauvages, Siddhartha n’aurais pas changé de position, ne se serait pas sauvé, avant que la peur ne le quitte complètement. Il regarda la peur en face de façon à la comprendre et à réagir comme il le fallait.

Je croise Alexander dans les rues de Rishikesh plus tard dans l’après-midi. Il est très fier de m’annoncer qu’après une semaine d’attente, Mooji lui a donné un nom spirituel à la cérémonie des noms. Il sera désormais appelé Akash, « ciel spirituel », par ses pairs. Quand je demande à Yash, un Indien qui vient de construire un complexe touristique dans les environs de Rishikesh, pourquoi cette ville n’attire que les occidentaux et que ses pairs sont absents des ashrams et des cours de yoga, il me répond :

On ne chérit plus ce qui fait partie de notre quotidien. A Paris, est-ce que tu vas voir la Tour Eiffel tous les jours ?

C’est pas faux…